Les Odyssées marines
Fonds Marins : entre richesse écologique, biodiversité et pressions humaines
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Par Aurore Wermeille
Silencieux, mystérieux, inaccessibles… Les fonds marins fascinent autant qu’ils échappent à notre regard. Et pour cause : le plancher océanique reste l’un des territoires les moins explorés de notre planète. Environ 80 % de sa surface n’a pas encore été cartographiée avec des techniques modernes, selon l’initiative Seabed 2030 [1][2]. Pourtant, ce monde invisible regorge de richesses insoupçonnées. Les sédiments marins abritent une vie foisonnante : bactéries, invertébrés benthiques, poissons de fond… Autant d’organismes qui jouent un rôle clé dans les grands cycles biogéochimiques planétaires.
Les fonds marins assurent des fonctions vitales. Ils régulent le climat, stockent du carbone, soutiennent des chaînes alimentaires entières, et constitue l’habitat d’une biodiversité exceptionnelle. Cependant, derrière leur silence apparent, ils sont les témoins discrets — et souvent invisibles — d’une pression humaine croissante.
Certaines régions marines, comme la Méditerranée, concentrent une biodiversité importante : entre 4 % et 18 % des espèces marines mondiales y sont recensées, sur moins de 1 % de la surface océanique [3]. D’autres, à l’image de la mer du Nord, sont profondément transformées. Dragage, pêche de fond, forages pétroliers : ces milieux sont marqués par des décennies d’exploitation intensive.
Et ce n’est pas tout. Un autre bruit sourd s’élève des profondeurs : celui des engins de chantier qui grignotent peu à peu les zones côtières. Ports, digues, quais, terre-pleins… La course à l’aménagement du littoral entraîne une artificialisation progressive — et souvent irréversible — des habitats marins.
Parmi ces aménagements, les extensions portuaires sont emblématiques d’un développement économique qui se heurte de plus en plus aux limites écologiques. À la croisée des enjeux maritimes, logistiques, écologiques et sociaux, elles posent une question cruciale : comment concilier développement portuaire et préservation des fonds marins ?
Chez Sayari, nous mettons la science au service des décisions, en combinant analyse de cycle de vie (ACV) et expertise en biodiversité pour évaluer les impacts réels de ces aménagements. Dans cet article, nous vous proposons de plonger sous la surface pour mieux comprendre les enjeux écologiques liés aux extensions portuaires, à travers un cas concret.
Deux ports, deux mers, deux réalités écologiques
Imaginons deux projets d’extension portuaire identiques en surface — 100 hectares — mais situés dans des contextes marins radicalement différents : l’un à Calais, au bord de la mer du Nord, l’autre à Port-La-Nouvelle, sur les rives de la Méditerranée. Même superficie, même ambition logistique, mais des impacts écologiques très contrastés.
Des chiffres qui parlent
Les résultats pour nos cas d’études sont mesurés en PDF (Potential Disappeared Fraction of species – Fraction Potentiellement Disparue d’espèces) qui est un indicateur de richesse, il évalue le risque de disparition des espèces en raison de perturbations, telle que l’extension portuaire dans notre cas. Cet indicateur estime la probabilité qu’une partie des espèces présentes dans un écosystème soit menacée de disparition en fonction de l’intensité des pressions exercées sur cet écosystème. Pour en apprendre plus sur les métriques utilisées pour mesurer la perte de biodiversité, c’est par ici.
Ces résultats sont également mesurés à deux échelles différentes :
📍 L’échelle locale qui quantifie la perte d’espèce d’un site spécifique dans une écorégion donnée.
🌍 L’échelle globale qui estime la perte potentielle d’espèces globales et irréversibles générée par l’extension portuaire.
Pour plus de détails sur ces échelles, c’est par ici .
👉 Ainsi, à surface égale, l’extension du port à Port-La-Nouvelle a un impact sur la biodiversité locale environ 5 fois plus important que celle de Calais.
👉 L’impact global de l’extension en Méditerranée est près de 1 000 fois plus élevé que celui de l’extension en mer du Nord.
Ces chiffres nous rappellent à quel point le contexte écologique de chaque zone influence les conséquences de nos projets sur la biodiversité mondiale.
Pourquoi de telles différences?
Les résultats montrent un écart considérable entre les impacts des deux projets, aussi bien à l’échelle locale qu’à l’échelle globale. Pour bien comprendre ces écarts, il faut se pencher sur les spécificités écologiques et méthodologiques de chaque niveau d’évaluation.
📍 À l’échelle locale : l’histoire du site compte
À cette échelle, on ne s’intéresse pas simplement à ce qui se passe sur les 100 hectares concernés, mais à l’effet cumulé d’un projet dans un contexte écologique donné : celui de l’écorégion, c’est-à-dire une zone cohérente sur le plan écologique (comme la Méditerranée occidentale ou la mer du Nord méridionale).
CALAIS – Mer du Nord
Calais est situé dans une région maritime transformée par l’Homme depuis plusieurs décennies. La topographie y est relativement homogène, avec des fonds plats constitués majoritairement de sables et de graviers. Ces substrats meubles ont déjà été fortement remaniés par le dragage, la pêche de fond, l’extraction de granulats ou encore les infrastructures pétrolières [4] [5]. Dans ce contexte déjà appauvri, une nouvelle extension portuaire perturbe un système qui a déjà perdu une grande part de sa biodiversité initiale. Son impact marginal est donc relativement faible à cette échelle.
PORT-LA-NOUVELLE – Méditerranée
Port-la-nouvelle s’inscrit dans une écorégion bien plus préservée et contrastée. Les fonds y sont plus variés : herbiers de posidonies, zones rocheuses, canyons sous-marins… Cette complexité topographique crée une grande diversité de micro-habitats, refuges pour des espèces sensibles, parfois endémiques. De plus, l’état de conservation de la zone est encore relativement bon. Une nouvelle artificialisation y représente donc une rupture brutale, dans un système encore riche et fragile [6].
🧭 Ce que mesure l’impact local, ce n’est donc pas seulement la destruction physique, mais la gravité de cette destruction dans un contexte écologique donné.
🌍 À l’échelle globale : la perte de biodiversité mondiale en ligne de mire
À ce niveau, l’analyse change de focale. L’indicateur cherche à estimer dans quelle mesure un projet contribue à la disparition mondiale d’espèces. Ici, peu importe la surface affectée ou l’état de dégradation initial de la zone : ce qui compte, c’est l’enjeu global en terme d’espèces affectées.
Calais – Mer du Nord
Les espèces sont en général plus largement réparties géographiquement, souvent présentes dans d’autres régions de l’Atlantique Nord. La profondeur y est modérée (autour de 90 m en moyenne) et les habitats moins diversifiés. De ce fait, la destruction d’un habitat local y a donc moins de conséquences sur la disparition des espèces au niveau planétaire [8].
Port-La-Nouvelle – Méditerranée
La richesse spécifique est très élevée, avec un fort taux d’endémisme. Cette mer semi-fermée possède de nombreuses espèces (notamment dans les habitats profonds ou les zones structurées) qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Sa topographie complexe (profondeur moyenne de 1 500 m, canyons dépassant 5 000 m, présence de dorsales et de monts sous-marins) contribue à cette diversité unique. La perte d’un habitat méditerranéen peut donc impliquer la perte définitive de certaines espèces, ou au moins une réduction dramatique de leur population mondiale [7]. Cela explique que l’impact global à Port-La-Nouvelle soit près de 1000 fois supérieur à celui de Calais avec cette focale.
🧠 Deux échelles, deux logiques, un même besoin de prise en compte
📌 Chez Sayari, nous pensons que ces deux échelles d’analyse — locale et globale — doivent être mobilisées de manière complémentaire pour éclairer les décisions. L’échelle locale permet de comprendre comment un projet s’inscrit dans l’histoire écologique d’un territoire ; l’échelle globale nous alerte sur ce que nous risquons de perdre à jamais.
Cela permet de poser des questions essentielles :
❔Ce territoire peut-il absorber une pression supplémentaire sans basculer dans l’irréversibilité écologique ?
❔Risquons-nous de compromettre la survie d’espèces uniques, endémiques ou déjà fragilisées ?
❔Ce projet, dans son contexte écologique spécifique, est-il réellement soutenable ?
Ces interrogations ne relèvent pas seulement de la précaution : elles conditionnent notre capacité collective à concilier développement et respect des limites planétaires. Car chaque décision locale résonne à une échelle bien plus large.
Conclusion: Réconcilier développement portuaire et complexité des fonds marins
Les extensions portuaires sont souvent perçues comme des symboles de dynamisme économique. Pourtant, derrière les chiffres et les mètres carrés gagnés sur la mer, se cachent des impacts importants sur des écosystèmes aussi complexes que méconnus. Comme le montrent les cas de Port-La-Nouvelle et de Calais, deux projets d’apparence identique peuvent générer des conséquences radicalement différentes selon leur ancrage écologique et géologique.
Ce constat souligne une vérité essentielle : les fonds marins ne sont pas de simples surfaces à aménager, mais des territoires vivants, façonnés par des millions d’années de dynamique naturelle, de diversité biologique et de structuration géomorphologique. Certains, comme les canyons méditerranéens ou les herbiers profonds, abritent des espèces uniques et jouent un rôle crucial dans la régulation des cycles planétaires. Protéger ces écosystèmes encore intacts est une nécessité absolue : cela permet de préserver des fonctions écologiques clés, de limiter les effets du changement climatique et d’éviter des pertes irréversibles. D’autres, déjà dégradés, résistent difficilement à de nouvelles pressions. Préserver ne suffit donc plus. Il devient tout aussi essentiel de restaurer les habitats altérés, afin de leur redonner vie, de reconnecter les processus naturels et de permettre à la biodiversité de se réinstaller. C’est dans cet équilibre entre protection et restauration que se joue l’avenir des écosystèmes marins.
Chez Sayari, nous sommes convaincus qu’un développement portuaire durable ne peut se faire sans une compréhension fine de ces réalités sous-marines. L’analyse conjointe des impacts locaux et globaux permet de replacer chaque projet dans son contexte écologique, historique et géophysique. Ce double regard est essentiel pour anticiper, éviter et réduire les pertes de biodiversité.
L’enjeu, désormais, est de bâtir des infrastructures qui respectent les spécificités locales tout en préservant les équilibres globaux.
Nos articles de blogs sur le sujet
🐟 ACV et Empreinte biodiversité : c’est possible ! – Découvrir comment l’Analyse du Cycle de Vie évolue pour mieux intégrer la biodiversité ici.
🐟Les Odyssées marines – Quand les océans nous rendent service… – Explorer les multiples apports de l’écosystème marin ici.
🐟Empreinte biodiversité : quelles métriques pour quelles informations ? – Analyser les trois dimensions essentielles pour évaluer l’état de la biodiversité ici.
🐟Qu’est-ce que l’ACV ? – Approfondir les connaissances sur cette méthode ici.
🐟CSRD : La biodiversité et les ressources marines sont-elles un angle mort ? – Evaluer des impacts d’un portefeuille pêche à l’aide de l’outil Ecomer ici.
Pour aller plus loin
Vous souhaitez en apprendre plus sur la méthodologie utilisée dans cet article ou vous souhaitez mesurer votre impact sur les fonds marins ? Contactez-nous !
Sources
[1] Weatherall, P., et al. (2015). A global map of human impact on marine ecosystems. Science, 350(6264), 1-8. https://doi.org/10.1126/science.aad6853
[2] Mayer, L. A., et al. (2018). Seabed 2030: The quest to map the ocean floor. Nature, 560, 357-358. https://doi.org/10.1038/d41586-018-06079-z
[3] Coll, M., et al. (2010). The biodiversity of the Mediterranean Sea: Estimating the impact of human activities and climate change. Marine Pollution Bulletin, 60(3), 337-343. https://doi.org/10.1016/j.marpolbul.2009.10.021
[4] Hiddink, J.G., Jennings, S., Sciberras, M., Szostek, C.L., Hughes, K.M., Ellis, N., … & Rijnsdorp, A.D. (2017). Global analysis of depletion and recovery of seabed biota after bottom trawling disturbance. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(31), 8301-8306.
[5] https://bg.copernicus.org/articles/18/3565/2021/
[6] Gomis, E., Ballesteros, E., Bernabeu, I., Inostroza, K., Mateo, M. A., & Serrano, O. (2024). Escarpments within Mediterranean seagrass Posidonia oceanica meadows increase habitat heterogeneity and structural complexity enhancing fish diversity and biomass. Frontiers in Marine Science, 11, 1373074. https://doi.org/10.3389/fmars.2024.1373074
[7] Mori, S. R., et al. (2018). Global biodiversity hotspots and species endemism in the Mediterranean region: Implications for conservation. Biodiversity and Conservation, 27(8), 2051-2067. https://doi.org/10.1007/s10531-018-1547-7
[8] Hiddink, J. G., et al. (2006). Do bottom trawling disturbance impacts reflect the regional vulnerability of benthic species? Marine Ecology Progress Series, 326, 43-56. https://doi.org/10.3354/meps326043
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